La recherche en interculturalité a pour objet les contacts, chevauchements et hybridations entre cultures, définies comme des systèmes de représentations et de pratiques en perpétuelle mutation. Elle est riche d’un héritage intellectuel multidisciplinaire qui lui confère une grande variété d’approches de son objet.
Elle dérive en premier lieu des études culturelles, auxquelles l’écosystème universitaire transfrontalier du Rhin supérieur, dont l’Université de Strasbourg avec Georg Simmel, a constitué l’un des hauts lieux dès la fin du XIXe siècle. C’est dans cet espace qu’ont émergé les Kulturwissenchaften, qui ont dépassé la définition d’une culture comme processus de civilisation tout comme sa réduction aux beaux-arts pour l’envisager comme un maillage symbolique au sein duquel une société produit du sens.
La pensée des contacts culturels s’est parallèlement nourrie de l’anthropologie américaine, laquelle, à la suite des terrains de Franz Boas et de ses élèves auprès des natives et des immigrés, a aboli la notion de hiérarchies culturelles et la dichotomie entre civilisation et barbarie héritée de la pensée coloniale, ouvrant le champ des possibles en matière de pensée des contacts de culture. L’acculturation que Melville Herskovits définit au mitan des années trente comme « l’ensemble des processus résultant du contact prolongé entre deux groupes humains de cultures différentes entraînant des transformations dans le schéma culturel de l’un ou dans les deux groupes » présente, en dépit des lectures réductrices ultérieures, une pensée bilatérale des échanges culturels en même temps qu’elle l’accent sur la capacité des sociétés réceptrices à réinterpréter les traits culturels empruntés pour leurs propres besoins et ne se confond pas avec l’assimilation.
Les cultural studies réunies dans les années 1960 autour de l’école de Birmingham, auxquelles répondent les travaux de la sociologie française, ont fourni quant à elles aux études interculturelles une vertigineuse démultiplication des échelles pour penser les cultures. Elles permettent ainsi de penser les cultures à l’échelle des groupes sociaux, articulant les contacts entre des cultures légitimes, ou dominantes – le pluriel est parfois oublié pour les groupes dominants mais il convient de s’y tenir –, et des cultures dominées, des subcultures, ou des contrecultures, définies par leur marginalité. Si la discipline historique, en France, a été lente à se saisir de cette approche, l’ambition totalisante et interdisciplinaire que l’école des Annales lui avait insufflée l’a amenée dans le même temps de l’étude de l’évolution de ce qu’on appelle encore les « mentalités » sur le temps long, puis celle des représentations collectives – ce que Roger Chartier a pu définir comme la manière dont les sociétés rendent présent ce qui est absent.
Espace de frictions, de passage et de conflits, le Rhin supérieur joue à nouveau un un rôle fondamental dans la formalisation de la théorie des transferts par Michael Werner et Michel Espagne. Partant du constat de l’aporie d’une démarche de littérature comparée qui se bornerait à constater les différences de courants littéraires de part et d’autre de la frontière franco-allemande, cette approche a mis l’accent sur les circulations, d’abord intellectuelles, et sur la capacité des différents médiateurs culturels à resémantiser, c’est-à-dire adapter et réinterpréter les emprunts qu’ils font pour leurs propres usages en leur contexte. Ainsi, dans cette perspective, tout objet culturel adapté aux besoins de la culture-hôte a autant de légitimité que l’original. Relativisant très fortement la notion de centre, cette approche rompt en outre avec l’idée que les traits culturels se diffuseraient par imitation depuis un centre – souvent européen – et lui préfère l’analyse de l’action des différents vecteurs de l’échange.
La théorie des transferts, d’abord employée en littérature rencontre ainsi les préoccupations formulées par l’histoire globale et plus encore sa variante de l’histoire connectée, c’est-à-dire d’une histoire transnationale écrite d’un point de vue située, comme l’a fait Sanjay Subrahmanyam dans son analyse du grand commerce dans l’Océan Indien depuis les ports et sociétés indiennes. La question des métissages a ainsi pris, chez Serge Gruzinski, la forme de l’étude de « la formation de systèmes composites de domination et d’organisation du travail, des ensembles de savoirs et de techniques aux origines multiples, des représentations hybrides du soi, de l’espace et du temps, des mélanges de croyances ». Un tel programme privé de l’accès aux sources de l’une des cultures en contact serait serait vain, aussi la Faculté des Langues se reconnaît-elle dans ce que Romain Bertrand a appelé en 2011 « l’histoire à parts égales », soit l’ambition de conférer une égale dignité documentaire aux différentes parties de l’échange culturel.
Elle ne saurait ignorer l’avertissement des post-colonialstudies quant à la construction des catégories intellectuelles et la projection d’un imaginaire colonial sur les sociétés extraeuropéennes, héritage intellectuel dont l’analyse critique est le prélude à toute pensée des contacts. Elle ne saurait enfin pas plus ignorer l’apport des Subaltern studies, qui a enrichi ce champ émergent qu’est la sociolinguistique du contact de la sémiotique politique du sujet racialisé avec Frantz Fanon, de la créolisation ou du « cosmopolitisme vernaculaire »avec Homi Bhabha. C’est l’expérience de la domination qui conduit ce dernier, dans les Lieux de la culture à montrer qu’une culture, même déclinée au singulier, est en soi un espace de frictions, de traductions et de négociations constantes car elle se déploie au sein de l’écart existant entre le locuteur, le codage et la réception.
Où que l’on se tourne, ces apports intellectuels ont en commun de rejeter toute forme d’essentialisme, les cultures apparaissant comme des interconnexions de flux en perpétuelle mutation – et reconduction – et non comme des systèmes autonomes et figés. Les recherches en interculturalité apparaissent, dans ce contexte, comme un puissant antidote à toute forme d’instrumentalisation de la culture.
Texte par: Benjamin Quénu, Fellow Etudes inteculturelles (Faculté des Langues - GEO UR1340)